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Je monterai, ce matin, en pensée, sur les hauts lieux, chargé des espérances et des misères de ma mère ; et là… sur tout ce qui, dans la Chair humaine, s’apprête à naître ou à périr sous le soleil qui monte, j’appellerai le Feu.

Pierre Teilhard de Chardin

Hymne de l’Univers.

Twisp accompagna Kaleb jusqu’aux lumières clignotantes du bord de l’Oracle. C’était une petite caverne résiduelle créée par un rejeton de la racine géante que Flatterie avait fait brûler à quelques kilomètres au sud de l’endroit où ils se trouvaient. Le lieu était tranquille et silencieux, parfait pour celui qui voulait respirer l’air salin et iodé de l’océan et se sentir en harmonie avec ses pulsations rafraîchissantes.

Kaleb arpentait le sentier familier de la même démarche que son père, ses hautes épaules rejetées en arrière, ses yeux larges à l’affût du moindre mouvement ou changement de lumière. Du vivant de ses parents, personne n’avait consulté l’Oracle autant que lui. Dans la lumière diffuse qui entourait le bassin, Twisp vit que la gaucherie dégingandée de l’adolescence s’était transformée chez lui en une quintessence de grâce athlétique.

— Tu es l’homme que ton père aurait le plus aimé connaître, lui dit Twisp.

— Et tu es celui pour qui il a eu le plus d’affection.

Les deux hommes se tenaient près du bassin où ils contemplaient les lumières mouvantes du varech juste sous la surface. Ils parlaient à voix basse bien que l’acoustique particulière de la caverne répercutât le moindre chuchotement jusque dans les plus petits recoins. Derrière eux, à bonne distance, se tenaient les Zavatariens chargés de l’entretien du bassin. Ils étaient occupés à nettoyer et à réassembler l’une des excavatrices dont ils se servaient habituellement pour creuser leurs habitations dans le roc.

— Quand tes parents se sont rencontrés, ils étaient plus jeunes que tu ne l’es en ce moment, lui dit Twisp. Y a-t-il quelqu’un dans ta vie ?

La rougeur perceptible qui monta du cou de Kaleb rappela encore plus à Twisp le père du jeune homme. Son teint était plus foncé, comme celui de sa mère, mais ses cheveux roux qui avaient tendance à devenir crépus étaient sans conteste un cadeau de Brett Norton.

— Alors ? Il y a quelqu’un, hein ?

— Victoria est un endroit très vaste, répondit Kaleb. Il y a beaucoup de femmes là-bas.

Sa voix était maussade, à la limite de l’amertume.

— Beaucoup, en effet, murmura Twisp d’un air songeur. Et laquelle t’a brisé le cœur ?

Kaleb renifla en se détournant à demi. Puis fit brusquement volte-face pour regarder Twisp, qui souriait.

— Tu es vraiment très fort, l’Ancien, lui dit-il. Ou suis-je si facile que ça à déchiffrer ?

Twisp haussa les épaules.

— C’est une affection aisée à reconnaître, dit-il. J’en ai souffert moi-même un jour. Cela fait trente ans, et il m’arrive encore d’être perdu dans mes pensées.

Il ne voulut pas en dire plus. Il était plus important que ce soit Kaleb qui parle.

Le jeune homme était assis au bord du bassin, les jambes pendantes, ses pieds nus caressant le varech à la surface de l’eau.

— Chaque fois que j’emprunte les couloirs du varech, et particulièrement les ramifications concernant mon père, dit-il, je te vois tel qu’il te voyait lui-même. Tu étais très bon pour lui. Gentil mais ferme. Et tu le laissais parler tout le temps. Un peu trop, peut-être. (Il eut un sourire.) C’était quelqu’un de bien, mon père. Je le sais. Et toi aussi, tu es quelqu’un de bien. (Il pencha la tête et la secoua lentement.) J’aimerais suivre sa voie, mais je crois que je suis différent. Mon existence n’est pas la même.

Il se laissa glisser dans le bassin et flotta sur le dos comme si le varech était un immense matelas. Sa tête et son torse émergeaient de l’eau. Malgré le clignotement incessant des lumières du varech qui projetaient leurs reflets bleus et rouges sur les parois de la caverne, Twisp vit une vie nouvelle envahir les grands yeux de Kaleb.

— En quoi prétends-tu être si différent ? demanda-t-il. Tu respires, tu manges, tu es fait de sang et de…

— Tu sais très bien pourquoi nous sommes ici, interrompit Kaleb. Sa voix était devenue plus ferme et les hésitations déférentes de la jeunesse s’adressant à quelqu’un d’âgé avaient disparu.

— Combien sont morts là-bas aujourd’hui parce qu’ils voulaient mettre Flatterie en pièces mais ont dû, faute de mieux, se contenter de ce qu’ils ont pu trouver ?

Twisp demeura silencieux et Kaleb poursuivit :

— Je vais être franc avec toi. Je te respecte et j’attache un grand prix à ton approbation. Mais si ce que nous sommes en train de faire ne marche pas, nous n’aurons probablement pas d’autre choix que de l’attaquer.

Sa voix était devenue rêveuse. Twisp savait que le varech était en train d’envahir son esprit, de le guider à travers les courants du passé. Twisp essaya de lui faire passer le cap de ses pensées défaitistes en le ramenant à l’obstacle qu’il sentait en lui.

— Il y a une femme qui t’empêche de dormir, dit-il. Parle-moi d’elle.

— Oui, fit Kaleb en fermant à demi ses yeux gris.

Les yeux de Kaleb, comme jadis ceux de son père, laissaient entrevoir une maturité qui dépassait de loin le nombre de ses années.

— Oui, reprit-il. Elle est ici, pas loin. Elle s’appelait Qita et elle avait deux moutards avant notre première rencontre. Elle connaissait le varech aussi bien que toi et moi pouvons le connaître. Comme un allié. Elle avait eu d’autres amants, mais j’ai été le dernier. Et elle restera la dernière pour moi.

Ces paroles étaient sorties de ses lèvres comme un sourd gémissement de douleur qui fit se dresser les poils de sa nuque. Kaleb abattit ses deux poings serrés dans l’eau du bassin, aspergeant tout autour de lui, mais demeura immergé au milieu du varech, calmé par la caresse des remous qu’il avait créés.

— Avez-vous vu ses yeux, l’Ancien ? chuchota Mose à l’oreille de Twisp en le tirant par la manche.

Twisp hocha la tête. Mais avant qu’il pût répondre, les lumières intermittentes du varech prirent une intensité qu’il n’avait jamais constatée avant. Cela ressemblait à un orage magnétique par une nuit d’hiver, avec de grands arcs multicolores et crépitants qui semblaient transcender l’air, l’eau et le roc. Mose, apeuré, fit un pas en arrière, mais Twisp le retint par le bras.

— Ce ne sont que deux vieux amis qui se retrouvent, murmura-t-il, et qui sont contents d’être ensemble.

Peut-être toute l’hérédité de Kaleb convergeait-elle vers ce moment. Sa mère, Scudi Wang, et la mère de celle-ci avant elle avaient été les premières à communiquer avec la créature consciente que les humains appelaient « varech » et qui se désignait elle-même sous le nom d’« Avata ».

Lorsque Twisp avait fait la connaissance de Scudi Wang, c’était une jeune femme au teint foncé qui travaillait avec passion, sur les traces de sa mère, à rétablir la présence du varech sur toute la planète. Comme elle le disait elle-même, sa tâche consistait à « équationner les vagues ». C’était ainsi que le Contrôle des Courants était devenu possible et avait sauvé des milliers de vies îliennes tout en révolutionnant les transports à la surface et sous les océans de Pandore.

Scudi Wang jouissait de l’affection profonde du varech. C’était celui-ci qui l’avait dit à Twisp, bien avant la naissance de Kaleb. Lorsque Flatterie avait attaqué le varech en le mutilant atrocement, Scudi, l’héritière de la Sirénienne de Commerce, avait ordonné à sa société de cesser immédiatement toute transaction avec lui. Le père de Kaleb et elle avaient été assassinés trois jours plus tard.

Twisp crut voir sur son visage, tandis qu’il flottait au milieu du bassin, les traits de sa mère. Ses cheveux semblaient plus foncés, son teint plus noir. Le varech le tenait comme au creux d’une main géante. Les lumières autour de lui bondissaient et dansaient au rythme d’une musique inaudible. Twisp se souvint du jour où Scudi avait plongé les mains dans l’océan pour supplier le varech : « Aide-nous ! », et il les avait aidés. Il leur avait sauvé la vie et, à partir de cet instant, plus rien n’avait jamais été comme avant pour Twisp ni pour personne.

Depuis que Scudi était morte, elle était devenue une image historique pour les Pandoriens. Nombreux étaient les monuments et les statues érigés en son honneur. Lorsque le terrible séisme avait ravagé l’ancien site sous-marin du Contrôle des Courants, la statue de verre de Scudi Wang avait été retrouvée intacte, protégée par un lacis de tentacules issus d’un gisement de varech voisin. Ce signe d’amour, cette dévotion à un symbole avaient provoqué la fureur de Flatterie et marqué le début d’une croisade sans pitié, qui se poursuivait à ce jour, contre le varech.

Twisp regardait Kaleb allongé sur les prolongements de la racine du varech, qui semblaient former un berceau douillet pour mieux le dorloter.

— Twisp, murmura Kaleb, c’était bien cela que ma mère avait l’intention de faire, n’est-ce pas ? Couper les vivres à Flatterie, l’affamer. Cela fait des années que j’essaie de capturer l’instant de sa mort. Je l’ai enfin trouvé.

Il se mit à pleurer doucement et Twisp eut du mal à le comprendre quand il continua :

— Ça aurait pu marcher, à cette époque-là… Ça aurait très bien pu marcher. Mais aujourd’hui… c’est lui qui contrôle tout. Il ne nous reste plus aucun moyen. Sauf un miracle. Quelque chose qui puisse soulever le peuple tout entier. Il faudrait… il faudrait un signe de Dieu !

Sa voix ne fut bientôt plus qu’un murmure incompréhensible qui semblait s’amplifier et décroître au même rythme que les lumières bleues et rouges.